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Le carnaval de Bâle

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par Gilles Turré

J’aime le carnaval de Bâle et je m’y rends le plus souvent possible. Pendant soixante douze heures, la ville communie dans une fête fervente,  recueillie et délirante, profondément vécue par sa population comme le grand évènement de l’année. C’est un projet pour elle durant douze mois de préparation appliquée et intense.

Pour nous, je vous propose d’y considérer trois concepts un peu particuliers liés aux  projets, souvent laissés de côté dans nos théories, mais à tort, car finalement très répandus : les projets d’évènements, les machines à projets et  les valeurs non financières.

Un carnaval est par définition répétitif. Il se produit tous les ans à une date bien définie. Mais chaque année est différente,  les costumes, les satires et les musiques changent, une partie des acteurs également. Ce caractère de nouveauté fait de l’édition d’une année donnée du carnaval un projet pour la municipalité et pour les participants, les “cliques”. Une clique est un groupe d’une dizaine à une centaine de membres, constituée en association pour les plus grandes, ayant pour but l’animation du carnaval par un défilé musical de masques. Les amateurs se documenteront sur les types successifs de défilés que les cliques exécutent, leurs musiques, leurs poèmes et dessins satiriques, leurs tenues et masques [i].

Tous ces efforts d’une année produisent leur effet en soixante douze heures. C’est cette brièveté de l’effet, donc en termes économiques de la livraison du produit et de la production de la valeur, comparée à la longueur de la préparation, qui est typique d’un projet d’évènement.

Dans un article précédent, j’ai expliqué pourquoi un projet ne produisait pas de valeur, mais un actif (dit “stratégique” par l’AACE), cet actif étant utilisé par la production postérieure au projet pour élaborer un produit, seul porteur d’une réelle valeur lors de sa vente ou de son utilisation. Deux modes d’organisation, de vie sociale même, se succèdent : un mode “projet”, transitoire, avec une fin connue, et un mode “vie courante” permanent, sans fin connue. Les acteurs de ces deux périodes sont souvent différents. Je visais là la forme de très loin la plus répandue de projets : le projet d’investissement en vue d’une production.

Dans le cas de notre carnaval, il y a une production, tonitruante et délirante de musique et de gaité pendant soixante douze heures. Mais bien évidemment ce sont les mêmes acteurs qui préparent et qui produisent, on ne peut pas identifier d’actif stratégique. Tout est fait et vécu en mode projet ; le projet livre le produit et crée de la valeur. C’est le cas de tous les projets d’évènements, comme les jeux olympiques, le tour de France, les centenaires de grands évènements ou les concerts uniques des grands chanteurs.

Les projets d’évènements ont d’autres caractéristiques bien particulières. Les projets, de manière générale n’ont que n’ont que trois critères de succès : performance (conformité au cahier des charges), délai, coût[1].  Dans le cas des projets d’évènements, le délai n’est plus un critère dont la plus ou moins bonne tenue pourra être appréciée, c’est un impératif absolu. Il est hors de question de fêter le quatorze juillet le quinze ou le seize…En cas d’incident on livre ce que l’on peut, mais on le livre à la date.

Un carnaval est par définition répétitif, disions nous. Il y a donc quelque chose de pérenne dans ces évènements, et à Bâle cette pérennité remonte au quatorzième siècle, sans interruption autres que les cataclysmes comme la peste ou le passage des français de Bonaparte. Les cliques les plus anciennes sont centenaires. Un “comité” (en dialecte suisse-alémanique de Bâle) préside à l’organisation, année après année. Il peut être comparé au CIO olympique ou au organisateurs du tour de France. Ces organisations produisent des projets comme une machine produit des pièces. Ce sont des machines à projets.

Ce mode d’organisation n’est pas rare. Dans l’industrie automobile ou dans l’industrie aéronautique civile, c’est une véritable machine qui produit les projets de nouveaux produits qui seront menés par les services d’études et d’industrialisation. Le programme de la machine est un plan stratégique qui définit longtemps à l’avance les produits qu’il faudra lancer pour remplacer les anciens, ou pour occuper un segment marketing nouveau.  Le plan stratégique n’est pas aussi fixe et précis que le calendrier religieux fixant la date du Carême et du Mardi-Gras, mais il l’est beaucoup plus que les prévisions de charge à moyen terme des entreprises d’ingénierie. Il y a là une différence significative avec le mode d’organisation des entreprises fonctionnant par appels d’offres sur des projets ponctuels de génie civil, par exemple.

Un carnaval est par définition festif.  Cette fête peut être vendue comme un spectacle, et créée avec cette intention, souvent par transformation d’une fête populaire plus ancienne. Elle est alors payante et les acteurs sont des professionnels. A l’opposé, cette fête peut être purement populaire et locale, et les acteurs sont des amateurs résidents qui ont consacré de leur temps à la préparation pour leur plaisir et pour l’ambiance de leur groupe, comme les cliques de Bâle ou les écoles de samba de Rio. Les deux types sont généralement mélangés. Bâle est fortement du deuxième type.

Cela nous amène à investiguer la nature de la valeur. Qu’est ce qui fait que cela marche ? À Bâle, ce n’est pas le bénéfice financier ; beaucoup de spectateurs du carnaval de Bâle achètent des badges payants, les “blaggeddes”  (du français plaquettes), non obligatoires. Beaucoup ne le font pas et ne risquent que des froncements de sourcils et une aspersion renforcée de confetti, carottes et  oranges blettes de la part des “Waggis”, les démons farceurs du carnaval. Ce ne sont pas non plus les subventions de la municipalité ; elle prend certes en charge de très grandes dépenses, comme le nettoyage, et elle subventionne les cliques. Mais rien ne se passerait sans le bénévolat des membres de ces cliques. Plus d’une dizaine de milliers de visiteurs extérieurs viennent et dépensent à cette occasion aussi. Mais cela n’est devenu réellement intense que depuis une trentaine d’années, et ce n’est pas d’abord pour eux que les cliques s’activent. Les satires sont rédigées en bâlois sur les lanternes et sous forme de poèmes distribués en “zeedels”, des petits flyers ;  les français et les suisses romands n’y comprennent rien, les allemands pas grand-chose, et les autres suisses alémaniques ont du mal…

Au total, les rapprochements entre recettes et dépenses sont difficiles à faire, et ce n’est certainement pas en termes de ROI qu’il faut mesurer le rapport coût / bénéfice de cet évènement.

Faut- il mesurer ce rapport coût bénéfice ? N’est-ce pas introduire une idée de rentabilité, concept contesté par les acteurs d’une activité qui n’a rien de commercial ? La réponse que je propose est proche de celle de Pierre Desproges à propos du rire : on peut parler de rentabilité à propos de tout, mais pas avec n’importe qui.  Revenons à Bâle, en 2006. Cette année, il neigeait fort durant les défilés, il faisait froid, peu de spectateurs, une vraie galère pour tout le monde. Le rapport coût bénéfice, la rentabilité, même au sens large, n’y était pas ; si nous vivions un refroidissement climatique, il faudrait effectivement se poser des questions sur l’avenir du carnaval, mais surtout pas en termes uniquement financiers.

De fait, toutes les grandes décisions d’individus, de familles, d’états et d’entreprises, même les plus proches du monde financier, incorporent une grande part de motivations non exprimables en termes monétaires, et il faut s’attacher à les considérer et les mesurer le plus rationnellement possible, au même titre que les autres. C’est une négligence grave de ne pas le faire, ou de le faire mal.

[1] Les autres critères souvent cités sont généralement des critères de succès du produit, confusion fréquente.

[i] Quelques liens sur le carnaval de Bâle :

https://en.wikipedia.org/wiki/Carnival_of_Basel

https://www.basel.com/fr/manifestations/carnaval

Gilles Turré – “Project Cost Doctor”

Spécialiste de la conception à coût objectif de produits nouveaux.
Né en 1949. Travaille de 1978 à 2008 dans la construction automobile.
Donne toujours des cours à l’ École Centrale de Paris.
L’un des fondateurs et anciens présidents de la Société de management de projet SMaP
Auteur de “Coût et valeur des projets” et de “Retour d’expérience des projets” (Afnor Édit.)

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